Après avoir fortement assoupli sa jurisprudence sur l’administration de la preuve en matière prud’homale (en admettant – par plusieurs décisions commentées en 2023 et 2024 – que des moyens de preuve déloyaux pouvaient être présentés au juge dès lors qu’ils sont indispensables à l’exercice des droits du justiciable), la Cour de cassation poursuit sa route et apporte désormais une précision intéressante sur la production de témoignages anonymisés en justice.
Sacré dilemme : tenus par une obligation de sécurité de résultat à l’égard des salariés qui acceptent de témoigner dans le cadre d’une enquête interne, les employeurs peuvent être contraints d’anonymiser ces témoignages à l’occasion du procès (une telle anonymisation peut d’ailleurs constituer un argument déterminant pour obtenir des salariés qu’ils parlent) au risque toutefois de porter atteinte au principe d’égalité des armes et au caractère équitable de la procédure.
Tels sont les principes et obligations contradictoires mis en balance et que les juges doivent soupeser. La Cour de cassation nous donne désormais la clé d’analyse suivante :
- Si les demandeurs disposent d’un droit au procès équitable consacré par l’article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, un tel droit n’est pas pour autant « absolu » et peut être mis en concurrence avec d’autres « intérêts concurrents » tels que l’obligation de protéger les témoins d’un risque de représailles.
- Le Juge est dès lors invité à procéder à un examen d’ensemble et à rechercher si la production d’éléments de nature à porter atteinte au principe d’égalité des armes est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et si l’atteinte est « strictement proportionnée au but poursuivi ».
Dans les faits soumis à la Cour de cassation, un Salarié avait fait l’objet d’un licenciement pour faute grave, les griefs reprochés à ce Salarié étant étayés par deux constats d’huissier consistant en un recueil de témoignages de salariés qui avaient ensuite été anonymisés.
Ces constats avaient été écartés par la Cour d’appel de Chambéry, motif pris que l’anonymat des témoins ne permettait pas un débat contradictoire.
La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel (Cass. Soc., 19 mars 2025, n°23-19.154) en retenant que l’atteinte portée au principe d’égalité des armes par la production de témoignages anonymes, rendue nécessaire par la nécessaire protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, était strictement proportionnée au but poursuivi dès lors que :
- La teneur des témoignages avait bien été portée à la connaissance du requérant dans le cadre de la procédure contentieuse,
- Les témoignages avaient été recueillis par un huissier de justice, officier ministériel garant d’une certaine déontologie,
- Des éléments périphériques tendaient à corroborer la crédibilité des témoignages dès lors que le Salarié licencié avait par le passé été affecté à une autre équipe pour des faits similaires.
Si la Cour de cassation consacre le principe selon lequel des témoignages anonymisés peuvent être communiqués dans le cadre d’une procédure prud’homale (le cas échéant en proposant de communiquer aux seuls juges une version non-anonymisée des témoignages), il est utile le cas échéant d’assortir ces témoignages d’éléments complémentaires de nature à en corroborer la teneur.