Le développement des plateformes numériques a corollairement induit l’apparition de nouvelles formes d’organisation du travail qui n’étaient, jusqu’à présent, pas régulées.
En France, le modèle économique de ces plateformes numériques repose principalement sur l’emploi de travailleurs indépendants (exerçant le plus souvent leur activité dans le cadre de l’auto-entreprenariat), étant rappelé que les personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés ou bénéficiant du statut d’auto-entrepreneur bénéficient d’une présomption simple de non-salariat consacrée par l’article L. 8221-6 du Code du travail.
Cependant, si les personnes travaillant pour le compte des plateformes numériques sont, du moins en apparence, indépendantes (signature d’une convention de prestation de service, libre connexion aux plateformes, libre organisation des horaires de travail…), la réalité quotidienne de leur travail est toute autre. Outre le fait que ces travailleurs indépendants ne choisissent ni leurs clients, ni le prix de leur prestation, ni les conditions d’exécution de leur travail, ils sont le plus souvent également placés en état de dépendance économique à l’égard des plateformes numériques qui les embauchent.
Partant de ce constant, la Cour de cassation jugeait dès 21018, dans une affaire concernant la plateforme Take E. E., que le contrat liant un coursier à une plateforme numérique devait s’analyse en un contrat de travail (Cass. Soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079), reprenant ainsi sa jurisprudence « classique » (depuis les arrêts Soc. G. de 1996) sur les critères constitutifs d’une relation salariale et la caractérisation d’un lien de subordination. Cette position a depuis été reprise par les Juges du droit s’agissant notamment de la plateforme Ub. (Cass. Soc. 4 mars 2020, n° 19-13.376). Certaines juridictions du fond ont néanmoins initié un mouvement de résistance : la Cour d’appel de Paris a ainsi refusé la qualification d’un contrat de travail pour les livreurs de la plateforme de livraison de repas To. T. T. (CA Paris, 8 Oct. 2020, n° 18/05471) ou plus récemment pour les livreurs Del. (CA Paris, 7 avr. 2021, n°18/02846). La Cour d’appel de Lyon a elle-même rejeté un peu plus tôt cette année la demande de requalification présentées par un chauffeur Uber (CA Lyon, 15 janv. 2021, n° 19/08056).
Ces atermoiements jurisprudentiels sont de nature à conforter le modèle économique des plateformes numériques étant au demeurant observé que (i.) la qualification d’une relation de travail est dépendante d’une action individuelle des personnes travaillant pour le compte de ces plateformes et que (ii.) l’URSSAF n’a elle-même, à notre connaissance, pas remis en cause cette organisation du travail (ce qui induirait, le cas échéant, un redressement massif sur les cotisations salariales impayées et la qualification d’une situation de travail dissimulé).
Même s’il appelait à une régulation des plateformes numériques de travail, le rapport rendu au Gouvernement par Monsieur Jean-Yves Frouin le 1er décembre 2020 proposait quant à lui une solution de compromis reposant principalement sur le recours au portage salarial et aux coopératives d’emploi et d’activité pour la salarisation des travailleurs indépendants et ce, afin de ne pas remettre en cause la flexibilité requise par les plateformes numériques.
Le paradigme rappelé ci-dessus a néanmoins vocation à évoluer de façon radicale dans les prochains mois et ce, sous l’impulsion de la Commission Européenne.
A ce titre, un projet de Directive visant à réguler le statut des travailleurs des plateformes numériques a été publié ce jour (voir le lien ci-dessous). Ce projet de directive apporte quelques évolutions notables et tout particulièrement la consécration d’une présomption réfragable de salariat (article 4 du projet de Directive) pour la plateforme numérique qui remplirait au moins deux des cinq critères suivants :
- Si elle détermine le niveau de rémunération ou en fixe les plafonds,
- Si elle supervise l’exécution du travail du salarié par la voie électronique,
- Si elle limite la liberté du prestataire de choisir son horaire de travail ou ses absences, d’accepter ou de refuser des tâches, ou de faire appel à des sous-traitants ou à des remplaçants,
- Si elle fixe des règles impératives spécifiques en matière d’apparence, de conduire à l’égard du destinataire du service ou de l’exécution du travail,
- Ou si elle limite la possibilité pour le prestataire de se constituer une clientèle ou d’exécuter un travail pour un tiers.
En bref, le projet de Directive invite tant les autorités nationales que les organismes de sécurité sociales à traiter les plateformes numériques comme des employeurs de droit commun dès lors qu’au moins deux des critères rappelés ci-avant sont caractérisés. Dans une telle hypothèse, les plateformes numériques devront faire application des règles légales et conventionnelles applicables aux salariés (notamment en matière de salaire minimum ou de respect des règles en matière de durée du travail et de temps de repos). Le projet de Directive rappelle néanmoins que les plateformes numériques doivent pouvoir disposer du droit de renverser la présomption de salariat en démontrant que les relations avec son prestataires sont exclusives de la qualification d’une relation de travail, charge à elle d’en apporter la preuve (article 5 du projet de Directive).
Enfin, le projet de Directive propose un certain nombre d’évolutions en matière de gestion des « systèmes algorithmiques » développés par les plateformes numériques. La Direction consacre notamment le principe selon lequel les travailleurs des plateformes numériques doivent être informés des systèmes de surveillance et de décisions automatisés mis en œuvre par la plateforme. La Commission demande également une protection accrue des données à caractère personnel collectées par les plateformes numériques et l’institution d’un droit pour les travailleurs de contester les décisions automatisées prises à leur égard par les algorithmes des plateformes et ayant une incidence sur leurs conditions de travail (articles 6 et suivants du projet de Directive).
Cette proposition de Directive doit désormais faire l’objet d’un examen tant par le parlement que par le Conseil européen. A n’en pas douter, les grandes lignes directrices de ce nouveau texte seront amenées à évoluer tout au long des débats à intervenir. Puis, une fois la directive adoptée, les Etats membres auront un délai de deux ans pour la transposer en droit national.
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_21_6605
https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/qanda_21_6606